Longtemps l'uvre d'Émile Nelligan fut éclipsée par le mythe qui entoura la vie du poète : tout jeune emporté par la folie après deux ou trois années d'un parcours fulgurant en poésie, être souffrant, inconnu dans une société qui ne laissait nulle place aux fantaisies de l'imagination, Nelligan avait tout du génie maudit tel que les romantiques puis les symbolistes s'imaginaient que l'artiste devait être. Pourtant, si l'angoisse face au désordre mental qui finit par l'envahir (cf. Le Vaisseau d'or et Je veux m'éluder), si la violence (cf. Vision) ou l'ironie (La Romance du vin) tranchent avec le conformisme du Canada français du temps, la veine mystique, l'amour pour la mère et une conception toute spirituelle de l'amour montrent bien que Nelligan était, du moins par quelques-uns de ses thèmes, bien plus en phase avec le Québec de la fin du dix-neuvième siècle qu'on le dit généralement.
Davantage que par sa pensée, l'intérêt de la poésie de Nelligan tient à sa qualité strictement formelle. L'originalité des jeux de répétitions de Soir d'hiver, la cohérence dans le ton de Vision, par sa violence, ou de Prière du soir, pièce au contraire intime et d'une grande paix, sont l'uvre d'un virtuose, capable de faire naître de véritables beautés. Et c'est par là, par le respect qu'il voua à la langue et à ses sortilèges, que Nelligan fut le premier véritable poète québécois, et non plus, comme on l'avait été avant lui, un simple rimailleur.