La
Porcia de Shakespeare parle quelque part de cette musique que tout
homme a en soi. - Malheur, dit-elle, à qui ne l'entend pas ! - Cette musique,
la nature aussi l'a en elle. Si le livre qu'on va lire est quelque chose, il est
l'écho, bien confus et bien affaibli sans doute, mais fidèle, l'auteur
le croit, de ce chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors
de nous.
Au reste, cet écho intime et secret étant,
aux yeux de l'auteur, la poésie même, ce volume, avec quelques nuances
nouvelles peut-être et les développements que le temps a amenés,
ne fait que continuer ceux qui l'ont précédé. Ce qu'il contient,
les autres le contenaient; à cette différence près que dans
Les Orientales, par exemple, la fleur serait plus épanouie,
dans Les Voix intérieures, la goutte
de rosée ou de pluie serait plus cachée. La poésie, en supposant
que ce soit ici le lieu de prononcer un si grand mot, la poésie est comme
Dieu : une et inépuisable. Si l'homme a sa voix,
si la nature a la sienne, les événements ont aussi la leur. L'auteur
a toujours pensé que la mission du poëte était de fondre dans un
même groupe de chants cette triple parole qui renferme un triple enseignement,
car la première s'adresse plus particulièrement au cur, la
seconde à l'âme, la troisième à l'esprit. Tres radios.
Et puis, dans l'époque ou nous vivons, tout l'homme
ne se retrouve-t-il pas là ? N'est-il pas entièrement compris sous
ce triple aspect de notre vie : le foyer, le champ, la rue ? Le foyer, qui est
notre cur même; le champ, où la nature nous parle; la rue,
où tempête, à travers les coups de fouet des partis, cet embarras
de charrettes qu'on appelle les événements politiques. Et,
disons-le en passant, dans cette mêlée d'hommes, de doctrines et
d'intérêts qui se ruent si violemment tous les jours sur chacune
des uvres qu'il est donné à ce siècle de faire, le
poëte a une fonction sérieuse. Sans parler même ici de son influence
civilisatrice, c'est à lui qu'il appartient d'élever, lorsqu'ils
le méritent, les événements politiques à la dignité
d'événements historiques. II faut, pour cela, qu'il jette sur ses
contemporains ce tranquille regard que l'histoire jette sur le passé; il
faut que, sans se laisser tromper aux illusions d'optique, aux mirages menteurs,
aux voisinages momentanés, il mette dès à présent
tout en perspective, diminuant ceci, grandissant cela. Il faut qu'il ne trempe
dans aucune voie de fait. II faut qu'il sache se maintenir au-dessus du tumulte,
inébranlable, austère et bienveillant; indulgent quelquefois, chose
difficile, impartial toujours, chose plus difficile encore; qu'il ait dans le
cur cette sympathique intelligence des révolutions qui implique le
dédain de l'émeute, ce grave respect du peuple qui s'allie au mépris
de la foule; que son esprit ne concède rien aux petites colères
ni aux petites vanités; que son éloge comme son blâme prenne
souvent à rebours, tantôt l'esprit de cour, tantôt l'esprit
de faction. Il faut qu'il puisse saluer le drapeau tricolore sans insulter les
fleurs de lys; il faut qu'il puisse dans le même livre, presque à
la même page, flétrir « l'homme qui a vendu une femme » et louer
un noble jeune prince pour une bonne action bien faite, glorifier la haute idée
sculptée sur l'arc de l'Étoile et consoler la triste pensée
enfermée dans la tombe de Charles X. Il faut qu'il soit attentif à
tout, sincère en tout, désintéressé sur tout, et que,
nous l'avons déjà dit ailleurs, il ne dépende de rien, pas
même de ses propres ressentiments, pas même de ses griefs personnels;
sachant être, dans l'occasion, tout à la fois irrité comme
homme et calme comme poëte. Il faut enfin que, dans ces temps livrés à
la lutte furieuse des opinions, au milieu des attractions violentes que sa raison
devra subir sans dévier, il ait sans cesse présent à l'esprit
ce but sévère : être de tous les partis par leur côté
généreux, n'être d'aucun par leur côté mauvais.
La puissance du poëte est faite d'indépendance. L'auteur,
on le voit, ne se dissimule aucune des conditions rigoureuses de la mission qu'il
s'est imposée, en attendant qu'un meilleur vienne. Le résultat de
l'art ainsi compris, c'est l'adoucissement des esprits et des murs, c'est
la civilisation même. Ce résultat, quoique l'auteur de ce livre soit
bien peu de chose pour une fonction si haute, il continuera d'y tendre par toutes
les voies ouvertes à sa pensée, par le théâtre comme
par le livre, par le roman comme par le drame, par l'histoire comme par la poésie.
Il tâche, il essaye, il entreprend. Voilà tout. Bien des sympathies,
nobles et intelligentes, l'appuient. S'il réussit, c'est à elles
et non à lui que sera dû le succès. Quant
à la dédicace placée en tête de ce
volume, l'auteur, surtout après les lignes qui précédent,
pense n'avoir pas besoin de dire combien est calme et religieux le sentiment qui
l'a dictée. On le comprendra, en présence de ces deux monuments,
le trophée de l'Étoile, le tombeau de son père, l'un national,
l'autre domestique, tous deux sacrés, il ne pouvait y avoir place dans
son âme que pour une pensée grave, paisible et sereine. Il signale
une omission, et, en attendant qu'elle soit réparée ou elle doit
l'être, il la répare ici autant qu'il est en lui. Il donne à
son père cette pauvre feuille de papier, tout ce qu'il a, en regrettant
de n'avoir pas de granit. Il agit comme tout autre agirait dans la même
situation. C'est donc tout simplement un devoir qu'il accomplit, rien de plus,
rien de moins, et qu'il accomplit comme s'accomplissent les devoirs, sans bruit,
sans colère, sans étonnement. Personne ne s'étonnera non
plus de le voir faire ce qu'il fait. Après tout, la France peut bien, sans
trop de souci, laisser tomber une feuille de son épaisse et glorieuse couronne
; cette feuille, un fils doit la ramasser. Une nation est grande, une famille
est petite; ce qui n'est rien pour l'une est tout pour l'autre. La France a le
droit d'oublier, la famille a le droit de se souvenir. 24
juin 1837. Paris. |