Pour
la première fois, l'auteur de ce recueil de compositions lyriques,
dont les Odes et Ballades forment le troisième
volume, a cru devoir séparer les genres de ces compositions par une division
marquée.
Il continue à comprendre sous le
titre d'Odes toute inspiration purement religieuse, toute étude
purement antique, toute traduction d'un événement contemporain ou
d'une impression personnelle. Les pièces qu'il intitule Ballades ont
un caractère différent; ce sont des esquisses d'un genre capricieux
tableaux, rêves, scènes, récits, légendes superstitieuses,
traditions populaires. L'auteur, en les composant, a essayé de donner quelque
idée de ce que pouvaient être les poëmes des premiers troubadours
du moyen-âge, de ces rapsodes chrétiens qui n'avaient au monde que
leur épée et leur guitare, et s'en allaient de château en
château, payant l'hospitalité avec des chants. S'il
n'y avait beaucoup trop de pompe dans ces expressions, l'auteur dirait, pour compléter
son idée, qu'il a mis plus de son âme dans les Odes, plus
de son imagination dans les Ballades. Au reste, il
n'attache pas à ces classifications plus d'importance qu'elles n'en méritent.
Beaucoup de personnes, dont l'opinion est grave, ont dit que ses Odes n'étaient
pas des odes; soit. Beaucoup d'autres diront sans doute, avec non moins de raison,
que ses Ballades ne sont pas des ballades; passe encore. Qu'on leur donne
tel autre titre qu'on voudra; l'auteur y souscrit d'avance. A
cette occasion, mais en laissant absolument de côté ses propres ouvrages,
si imparfaits et si incomplets, il hasardera quelques réflexions. On
entend tous les jours, à propos de productions littéraires, parler
de la dignité de tel genre, des convenances de tel autre, des limiter de
celui-ci, des latitudes de celui-là ; la tragédie interdit ce que
le roman permet; la chanson tolère ce que l'ode défend, etc. L'auteur
de ce livre a le malheur de ne rien comprendre à tout cela; il y cherche
des choses et n'y voit que des mots; il lui semble que ce qui est réellement
beau et vrai est beau et vrai partout; que ce qui est dramatique dans un roman
sera dramatique sur la scène; que ce qui est lyrique dans un couplet sera
lyrique dans une strophe; qu'enfin et toujours la seule distinction véritable
dans les uvres de l'esprit est celle du bon et du mauvais. La pensée
est une terre vierge et féconde dont les productions veulent croître
librement, et, pour ainsi dire, au hasard, sans se classer, sans s'aligner en
plates-bandes comme les bouquets dans un jardin classique de Le Nôtre, ou
comme les fleurs du langage dans un traité de rhétorique.Il
ne faut pas croire pourtant que cette liberté doive produire le désordre;
bien au contraire. Développons notre idée. Comparez un moment au
jardin royal de Versailles, bien nivelé, bien taillé, bien nettoyé,
bien ratissé, bien sablé, tout plein de petites cascades, de petits
bassins, de petits bosquets, de tritons de bronze folâtrant en cérémonie
sur des océans pompés à grands frais dans la Seine, de faunes
de marbre courtisant les dryades allégoriquement renfermées dans
une multitude d'ifs coniques, de lauriers cylindriques, d'orangers sphériques,
de myrtes elliptiques, et d'autres arbres dont la forme naturelle, trop triviale
sans doute, a été gracieusement corrigée par la serpette
du jardinier; comparez ce jardin si vanté à une forêt primitive
du Nouveau-Monde, avec ses arbres géants, ses hautes herbes, sa végétation
profonde, ses mille oiseaux de mille couleurs, ses larges avenues où l'ombre
et la lumière ne se jouent que sur de la verdure, ses sauvages harmonies,
ses grands fleuves qui charrient des îles de fleurs, ses immenses cataractes
qui balancent des arcs-en-ciel ! Nous ne dirons pas : Où est la magnificence?
où est la grandeur? où est la beauté? mais simplement : Où
est l'ordre? où est le désordre? Là, des eaux captives ou
détournées de leur cours, ne jaillissant que pour croupir; des dieux
pétrifiés; des arbres transplantés de leur sol natal, arrachés
de leur climat, privés même de leur forme, de leurs fruits, et forcés
de subir les grotesques caprices de la serpe et du cordeau; partout enfin l'ordre
naturel contrarié, interverti, bouleversé, détruit. Ici,
au contraire, tout obéit à une loi invariable; un Dieu semble vivre
en tout. Les gouttes d'eau suivent leur pente et font des fleuves, qui feront
des mers; les semences choisissent leur terrain et produisent une forêt.
Chaque plante, chaque arbuste, chaque arbre naît dans sa saison, croît
en son lieu, produit son fruit, meurt à son temps. La ronce même
y est belle. Nous le demandons encore : Où est l'ordre? Choisissez
donc du chef-d'uvre du jardinage ou de l'uvre de la nature, de ce
qui est beau de convention ou de ce qui est beau sans les règles, d'une
littérature artificielle ou d'une poésie originale !On
nous objectera que la forêt vierge cache dans ses magnifiques solitudes
mille animaux dangereux, et que les bassins marécageux du jardin français
recèlent tout au plus quelques bêtes insipides. C'est un malheur
sans doute; mais, à tout prendre, nous aimons mieux un crocodile qu'un
crapaud; nous préférons une barbarie de Shakespeare à une
ineptie de Campistron. Ce qu'il est très important
de fixer, c'est qu'en littérature comme en politique l'ordre se concilie
merveilleusement avec la liberté; il en est même le résultat.
Au reste, il faut bien se garder de confondre l'ordre avec la régularité.
La régularité ne s'attache qu'à la forme extérieure;
l'ordre résulte du fond même des choses, de la disposition intelligente
des éléments intimes d'un sujet. La régularité est
une combinaison matérielle et purement humaine; l'ordre est pour ainsi
dire divin. Ces deux qualités si diverses dans leur essence marchent fréquemment
l'une sans l'autre. Une cathédrale gothique présente un ordre admirable
dans sa naïve irrégularité; nos édifices français
modernes, auxquels on a si gauchement appliqué l'architecture grecque ou
romaine, n'offrent qu'un désordre régulier. Un homme ordinaire pourra
toujours faire un ouvrage régulier; il n'y a que les grands esprits qui
sachent ordonner une composition. Le créateur, qui voit de haut, ordonne;
l'imitateur, qui regarde de prés, régularise; le premier procède
selon la loi de sa nature, le dernier suivant les règles de son école.
L'art est une inspiration pour l'un; il n'est qu'une science pour l'autre. En
deux mots, et nous ne nous opposons pas à ce qu'on juge d'après
cette observation les deux littératures dites classique et romantique,
la régularité est le goût de la médiocrité,
l'ordre est le goût du génie. Il est bien entendu
que la liberté ne doit jamais être l'anarchie; que l'originalité
ne peut en aucun cas servir de prétexte à l'incorrection. Dans une
uvre littéraire, l'exécution doit être d'autant plus
irréprochable que la conception est plus hardie. Si vous voulez avoir raison
autrement que les autres, vous devez avoir dix fois raison. Plus on dédaigne
la rhétorique, plus il sied de respecter la grammaire. On ne doit détrôner
Aristote que pour faire régner Vaugelas, et il faut aimer l'Art poétique
de Boileau, sinon pour les préceptes, du moins pour le style. Un écrivain
qui a quelque souci de la postérité cherchera sans cesse à
purifier sa diction, sans effacer toutefois le caractère particulier par
lequel son expression révèle l'individualité de son esprit.
Le néologisme n'est d'ailleurs qu'une triste ressource pour l'impuissance.
Des fautes de langue ne rendront jamais une pensée, et le style est comme
le cristal : sa pureté fait son éclat. L'auteur
de ce recueil développera peut-être ailleurs tout ce qui n'est ici
qu'indiqué. Qu'il lui soit permis de déclarer, avant de terminer,
que l'esprit d'imitation, recommandé par d'autres comme le salut des écoles,
lui a toujours paru le fléau de l'art, et il ne condamnerait pas moins
l'imitation qui s'attache aux écrivains dits romantiques que celle
dont on poursuit les auteurs dits classiques. Celui qui imite un poëte
romantique devient nécessairement un classique, puisqu'il
imite. Que vous soyez l'écho de Racine ou le reflet de Shakespeare, vous
n'êtes toujours qu'un écho et qu'un reflet. Quand vous viendriez
à bout de calquer exactement un homme de génie, il vous manquera
toujours son originalité, c'est-à-dire son génie. Admirons
les grands maîtres, ne les imitons pas. Faisons autrement. Si nous réussissons,
tant mieux; si nous échouons, qu'importe ? Il existe
certaines eaux qui, si vous y plongez une fleur, un fruit, un oiseau, ne vous
les rendent, au bout de quelque temps, que revêtus d'une épaisse
croûte de pierre, sous laquelle on devine encore, il est vrai, leur forme
primitive, mais le parfum, la saveur, la vie, ont disparu. Les pédantesques
enseignements, les préjugés scholastiques, la contagion de la routine,
la manie d'imitation, produisent le même effet. Si vous y ensevelissez vos
facultés natives, votre imagination, votre pensée, elles n'en sortiront
pas. Ce que vous en retirerez conservera bien peut-être quelque apparence
d'esprit, de talent, de génie, mais ce sera pétrifié. A
entendre des écrivains qui se proclament classiques, celui-là s'écarte
de la route du vrai et du beau qui ne suit pas servilement les vestiges que d'autres
y ont imprimés avant lui. Erreur ! ces écrivains confondent la routine
avec l'art; ils prennent l'ornière pour le chemin. Le
poëte ne doit avoir qu'un modèle, la nature; qu'un guide, la vérité.
II ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit, mais
avec son âme et avec son cur. De tous les livres qui circulent entre
les mains des hommes, deux seuls doivent être étudiés par
lui, Homère et la Bible. C'est que ces deux livres vénérables,
les premiers de tous par leur date et par leur valeur, presque aussi anciens que
le monde, sont eux-mêmes deux mondes pour la pensée. On y retrouve
en quelque sorte la création tout entière considérée
sous son double aspect, dans Homère par le génie de l'homme, dans
la Bible par l'esprit de Dieu. Août
1826. |